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La Libre Pensée

17 décembre 1903 — Meeting International Clôturant le Congrès International de la Libre Pensée

 

Citoyens, 
Citoyennes, 
 
Nous sommes venus ici pour nous occuper d’internationalisme. Permettez-moi donc de vous parler d’une question internationale par excellence — puisqu’elle intéresse toute une moitié de l’Humanité, qui est plus ou moins opprimée dans tous les pays du monde —; permettez-moi de vous parler de Féminisme. 

Et puisque nous sommes venues, encore, pour nous occuper de Libre-pensée. . . , je veut traiter du féminisme au point de vue de ses rapports avec le grand mouvement d’émancipation intellectuelle auquel nous apportons tout le concours de nos bonnes volontés ardentes et de nos enthousiasmes réfléchis.

Les femmes libres penseuses, dont je me fais aujourd’hui l’interprète, tiennent essentiellement à ne pas séparer deux causes, également chères, qui se partagent leur sollicitude: le Féminisme et la Libre-Pensée; car il n’y a point, à leurs yeux, de victoire possible pour l’une ou pour l’autre de ces causes, si elles ne restent pas étroitement unies; il n’y a pas de victoire possible pour le Féminisme sans libre pensée, ni pour la Libre pensée sans féminisme. 

Tant que la femme restera l’humble servante de l’Eglise, tant qu’elle permettra qu’on lui parle d’abnégation, de sacrifice; tant qu’elle acceptera des dogmes qui l’insultent et qui ont servi de prétexte à toutes les humiliations dont on l’abreuve depuis des siècles; tant que la résignation chrétienne étouffera en elle la dignité humaine, et que la crainte d’un Dieu terrible et tout puissant fera taire en son cœur la voie de la révolte; tant qu’elle croira à la nécessité de la souffrance, à la légitimité de son asservissement, et ne s’insurgera ni contre l’une ni contre l’autre, . . . il n’y a évidemment aucune raison pour qu’elle cesse de souffrir et d’être esclave. 

On n’a que ce que l’on conquiert et la volonté d’être libres est le premier pas vers la Liberté.

Si l’Eglise fut toujours la complice des oppresseurs, c’est en enlevant aux opprimés la faculté de vouloir et d’agir. Son crime est peut-être moins d’avoir forgé des chaînes que d’avoir fait naître cet esprit de résignation et de passivité qui les a rendues supportables. 
 
Et c’est pourquoi le Féminisme, comme tous les mouvements d’émancipation, a besoin, d’abord, de la Libre-Pensée.

Mais la Libre-Pensée — hâtons-nous de le dire — a également besoin du Féminisme; et les services qu’elle attend de lui ne le cèdent en rien à ceux qu’elle peut lui rendre. Il est son plus puissant allié, car, en donnant aux femmes conscience de leurs droits, il les détache inévitablement de l’Eglise qui les leur refuse. 

Celle qui vous parle, Citoyens, est arrivée à la Libre-Pensée en passant par le Féminisme ; c’est-à-dire, en d’autres termes, que celui-ci m’a conduite à celle-là. Catholique d’éducation, mais féministe d’instinct; blessée chaque jour profondément par le spectacle ou le récit des vexations et des douleurs qui accablent la femme dans notre Société ; bien résolue, personnellement, à ne jamais m’humilier et à ne point souffrir sans protester, . . . le jour où j’ai compris enfin la cause véritable et profonde de toute ce qui me révoltait; où j’ai senti dans cette religion qu’on m’avait appris à aimer, l’éternel adversaire de toutes les idées d’affranchissement qui peu à peu germaient et grandissaient en moi; le jour où j’ai vu clairement ce qu’il y a dans les dogmes chrétiens, derrière le voile séduisant et trompeur des légendes et des symboles, d’odieusement outrageant pour la Femme, . . . j’ai rejeté loin de moi les doctrines que ma fierté ne pouvait accepter! 

Je suis allée à la Libre-Pensée comme à la grande Libératrice! 
 
Mais, hélas, il faut l’avouer, je n’ai pas rencontré, chez la plupart de ceux qui se réclamaient d’elle, le bon sens, la logique et l’esprit de justice que j’étais en droit d’attendre. Ces prétendus «irréligieux» sont encore tout imprégnés de la vieille morale chrétienne; ces farouches «anticléricaux» ont conservé, sans doute malgré eux, le plus clérical des préjugés, le préjugé masculiniste. 

Oh! je sais bien qu’ils s’en défendent! Ils n’ont aux lèvres que les mots d’«affranchissement» et d’«émancipation de la femme»! . . . Ils veulent «nous perfectionner», afin de nous rendre «dignes d’eux». . . C’est très gentil, évidemment, et nous en sommes bien heureuses. Mais notre bonheur serait plus complet encore, si ces Messieurs voulaient bien s’occuper en même temps de se perfectionner eux-mêmesafin de se rendre dignes de nous. Car si l’on pouvait mettre en balance nos «imperfections» et les vôtres, . . . je ne suis pas sûre, Messieurs, que la balance pencherait de notre côté. 

Que d’âmes féminines, sublimes ou charmantes, demeurent incomprises; dédaignées et meurtries! … Car — selon le mot juste et profond d’une femme — «ce qui manque aux hommes, c’est l’éducation du cœur!». 
 
Qu’on la fasse donc, cette éducation! C’est une réforme qui s’impose. Qu’on parle un peu de leurs devoirs aux jeunes gens infatués de leurs droits! Qu’on cesse de favoriser leur égoïsme et leur brutalité et de leur faire honte, comme d’une preuve de faiblesse, de toutes leurs pitiés et leurs délicatesses! Qu’on cultive avec soin, qu’on fasse fleurir en eux, le Sentiment, cette plante exquise et précieuse, que voudraient étouffer, au nom de la Raison — comme si les deux choses étaient inconciliables! — quelques sectaires au cœur durci qui se croient libres-penseurs! . . .

J’aime beaucoup, lorsque j’aborde ces questions d’éducation, citer une phrase de Paul Bert, le grand penseur féministe: «Il est assez curieux» — disait-il en substance — que, chaque fois qu’il s’agit d’instruire et de cultiver les femmes, on invoque toujours, non pas leur droit à cette instruction et à cette culture, non pas les avantages personnels et directs qu’elles pourraient en retirer, mais uniquement la nécessité de faire d’elles des épouses agréables et des mères éclairées; . . . alors qu’on raisonne tout différemment pour l’autre sexe et qu’on n’a jamais vu cette enseigne à la porte d’une institution de jeunes garçons: «Ici, l’on forme de bons pères de famille et de bons compagnons pour leurs femmes». 
 
Et bien, Citoyens, Paul Bert a vu très juste. Il a parfaitement compris l’état d’esprit des hommes . . . (je dis «la majorité» pour ne fâcher personne, et afin que chacun de vous puisse de dire avec satisfaction: «Oh ! moi, je suis dans la ‘minorité’!»). . . Il a parfaitement compris, dis-je, l’état d’esprit de la majorité des hommes qu’un atavique sentiment d’égoïsme, développé par l’éducation, favorisé par les institutions, porte à n’envisager les choses qu’au point de vue de leur intérêt propre, de leur intérêt d’hommes (au sens restreint, au sens sexuel du mot). 
 
Sans doute, la façon de comprendre cet intérêt varie avec les goûts, le tempérament, le degré d’intelligence de chacune, mais la base du raisonnement demeure le même, pour presque tous. 

Cléricaux  ou mangeurs de prêtres, ils pensent encore, avec Jean Jacques Rousseau, que «l’éducation de la femme doit être toute relative à celle de l’homme» — c’est-à-dire, en d’autres termes, que l’éducation de la femme doit être la préparation, non pas de son bonheur à elle, mais du bonheur de l’homme, son maître. 
 
S’ils veulent nous soustraire à la domination du prêtre, . . . c’est simplement pour affermir la domination de l’époux ; ils n’aiment pas qu’un étranger prenne une part de leur autorité. Leur idéal, c’est le mari, «maître d’école », pétrissant, à son gré, le cerveau de la femme, faisant d’elle un «disciple» respectueux et soumis et remplaçant le confesseur comme «directeur de conscience!». . .  Et c’est au nom de la Libre-pensée qu’ils osent confisquer ainsi la liberté et la pensée d’autrui!!. . .
 
Eh bien ! il importe, croyons-nous, de remettre les choses au point, de dissiper toute équivoque, de dire bien clairement et bien haut, ce que les femmes libres penseuses attendent de la Libre-Pensée. 

Tout d’abord, nous n’admettons pas, en dépit de Jean-Jacques Rousseau, que «l’éducation de la femme soit toute relative à l’homme». Et Jean-Jacques, tout «grand homme» qu’il était, lorsqu’il a dit cela, a dit une bêtise. 
 
Évidemment, l’homme et la femme doivent être élevés, l’un et l’autre, en vue de leurs rapports futurs. L’éducation doit les rendre tous deux sociables, généreux et doux, capables de vivre en commun, de se comprendre et de s’aimer. Mais l’éducation, avant tout, doit respecter «l’individualité»; elle doit donner à chacun, femme ou homme, toutes les armes nécessaires à la conquête de son propre bonheur. Avant d’être une épouse, la femme est une femme, une créature humaine au même degré que l’homme, non point semblable, mais équivalente, ayant le même droit à vivre sa vie propre, à suivre librement la voie qu’elle a choisie. 
 
Si nous ne voulons pas la femme «serve» de l’homme, nous ne voulons pas davantage la femme «disciple», «satellite» ou «reflet». Nous voulons la femme complète, en pleine et libre possession d’elle-même, de son corps, de son cœur, de son esprit et de sa conscience. . . . la femme intégralement développée dans le sens de sa propre nature et de ses personnelles aspirations. Nous voulons l’esprit féminin, délivré, radieux, épanoui, et prenant, à côté de l’esprit masculin, officiellement, et dans tous les domaines, sa place légitime, non d’accessoire ou d’ombre, mais d’égal, d’associé, et au besoin de guide. 
 
Et ce sont là des choses, Citoyens, qu’il faut dire et redire sans cesse, pour détromper en même temps ceux qui voient dans le féminisme une «déclaration de guerre à l’homme» et ceux qui, au contraire, y voient une «masculinisation» de la femme. Nous ne songeons ni à combattre, ni à copier l’autre sexe; nous ne voulons être pour l’homme ni des adversaires, ni des imitatrices, . . . mais des amies, tout simplement —  à condition qu’il le veuille bien et qu’il ne nous barre point la route, lorsque nous nous mettons en marche pour la conquête de nos libertés! 
 
Malheureusement, trop d’hommes qui, à l’exemple des congrégations, se déclarent «persécutés» dès qu’on touche à leurs privilèges et crient qu’on «attente à leur droit!» lorsqu’on prétend les obliger à respecter le droit d’autrui. 
 
Donc, nous comptons beaucoup sur la Libre-Pensée; mais nous voudrions voir ceux qui se sont donnés le beau nom de «Libres-penseurs» plus conscients du véritable sens de ce mot dont on abuse tant. 
 
«Libre-pensée» n’est point, comme trop semblent le croire, synonyme de «anticléricalisme» ni même de «irréligion». 

Penser librement ne consiste pas uniquement à nier l’existence de Dieu, le caractère sacré du prêtre, ou la véracité des légendes bibliques. Les dogmes chrétiens ne sont pas les seuls à combattre; notre société toute entière est bâtie sur des dogmes qui, pas plus que tous les autres, ne doivent échapper aux investigations de la critique. 
 
Nous, les femmes libres penseuses, nous ne respectons pas les idoles laïques. Nous prétendons tuer, avec l’Eglise, tout ce qui s’est inspiré d’elle et a subi son influence dans la société civile. Et c’est une folie de croire que nous ne pouvons accepter la situation que nous ont faite, dans la Famille et dans l’Etat, les lois et les mœurs «hoministes»! C’est une  folie de croire qu’ayant la force de briser une chaîne, nous conserverons les autres! . . .  
 
Je vous l’ai dit en commençant; en terminant, je veux le répéter encore: c’est la résignation chrétienne qui endormait en nous la dignité humaine; mais la dignité réveillée nous défend de courber la tête sous aucun joug, moral ou social. 

Si vous voulez la femme soumise et résignée, il faut la garder ignorante; si vous voulez la garder éclairée, il faut l’accepter libre et fière!

Et, puisque son asservissement fut l’œuvre de toutes les églises et de toutes les religions, . . .  que sa libération définitive, dans tous les domaines, physique, intellectuel, moral, politique, que son épanouissement magnifique dans le Lumière et dans la Liberté, soit le triomphe de la Libre-Pensée!

 

 

Origine: Paroles de Combat et D’espoir: Discours choisis, par Nelly Roussel, (Editions de l’Avenir Social. Epône, 1919), pp. 9 à 16.