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La suprématie masculine

14 Janvier 1882 — Banquet, Grand Loge Symbolique Écossaise de France, Paris, France

 

MÉSSIEURS, MESDAMES,

MES FRÈRES, MES SŒURS,

Je porte un toast à la loge des libres penseurs du Pecq, qui m’a fait l’honneur, aujourd’hui, de me recevoîr au nombre de ses membres.

Je tiens à lui témoigner toute ma gratitude pour l’accueil flatteur qu’elle a bien voulu me faire. Mais je sens que les éloges qu’elle m’adresse ressortent plus d’une exquise courtoisie que de la vérité, car je n’en mérite pas la moitié. C’est pourquoi, si je vous félicite, mes frères, de la détermination que vous venez de prendre, je vous prie de ne pas voir là un signe d’infatuation de ma part. S’il ne s’agissait que de la réception de mon intime personne dans la Franc-Maçonnerie; s’il ne s’agissait que du faible apport que je puis vous offrir, le fait lui-même serait mince et de peu de portée mais il a une bien autre importance. La porte que vous m’avez ouverte ne se reformera pas sur moi, et toute une légion me suivra. Vous avez fait preuve, mes frères, de sagesse et d’énergie. Par vous un préjugé a été vaincu.

Sans doute, vous êtes une minorité, mais une minorité glorieuse, à laquelle bientôt sera forcée dese rallier la majorité des loges récalcitrantes la présence ici de frères éminents qui en font partie m’en est un sûr garant.

Ce qu’il y a de particulièrement curieux, c’est que cette admission d’une femme, considérée à notre époque comme un événement, n’est qu’une réminiscence du passe. Au XVIII siècle, les femmes étaient admises en Franc-Maçonnerie. Une duchesse de Bouillon fut même Grande-maîtress.On serait autorisé à croire que nous avons reculé. Aussi est-‘il bon de faire remarquer que cela se passait au beau temps du privilège. Or, sous ce régime, tout peut se produire, voire même le droit qui ne relève alors d’aucun principe d’égalité, mais simplement de la faveur et du bon plaisir tandis qu’au temps où nous sommes, toute manifestation de droit resort du reconnu, proclamé par la Revolution française comme base d’une société libre.

C’est ainsi que l’obtention des grades universitaires par les femmes, tour accessibilité aux carrières qui leur avaient été jusque-là interdites est une adhésion publique à l’eqivalence des deux sexes. Ce n’est plus une exception qu’on tolère, c’est la règle même qu’on attaque, c’est enfin le Code qui est visé c’est le signe de notre libération prochaine. Aussi est-ce pour cela que ce qui a pu passer inaperçu sous le règne de l’arbitraire, soulève des protestations à l’heure actuelle de la part des hommes jaloux de conserver leur privilège. Il faut bien reconnaître qu’en France la suprématie masculine est la dernière aristocratie. Elle se débat vainement, son tour de disparaître est proche.

S’il faut m’expliquer en toute franchise, je vous dirai que je comprends moins que jamais les résistances obstinées de la Franc-Maçonnerie a l’admission des femmes. Le maintien irrationnel de l’exclusion du principe féminin ne se fonde sur aucune raison valable.

A quel titre la Franc-Maçonnerie nous a-t-elle éliminées? Détient-elle le.monopole des vérités supérieures accessibles seulement aux intelligences d’élite? Non. Traite-t-elle des questions abstraites, transcendantes, exigeant, au préalable, des études préparatoires? Non. On y est reçu sans brevet. Recèle-t-elle des secrets, des arcanes, des mystères qui ne doivent être divulgues qu’à un petit nombre d’élus? Non, car le temps est passé des mystères, des secrets, des arcanes.

La science s’enseigne en plein jour, et elle ne fait de reserve pour personne. Les femmes mêmes, tout comme les hommes, sont appelées à prendre leur part des connaissances humaines. Elles se présentent aux mêmes concours, passent les mêmes examens et obtiennent tes mêmes brevets. D’aucuns pretendent que l’introduction des femmes en maçonnerie ferait perdre à l’Ordre son caractère de gravité. L’objection n’est qu’une plaisanterie.

L’École de Médecine nous rouvre ses portes étudiants, étudiantes, reçoivent les mêmes leçons des mêmes professeurs; les deux sexes se livrent aux mêmes travaux et aspirent au même bonnet de docteur qui leur est également conféré suivant le degré de mérite et de savoir. Et cependant J’École de Médecine ne croit rien perdre de sa dignité ni de sa gravite en agissant ainsi. D’ou viennent donc alors les scrupules des Loges? Quelles prérogatives défendent-elles avec un soin si jaloux, si ce n’est celles de l’habitude?

Vous avez donc frappé un grand coup, mes Frères, en rompant avec les vieilles traditions consacrées par l’ignorance. Vous avez eu le courage d’affronter les rigueurs de l’orthodoxie maçonnique. Vous en recueillerez los fruits. Vous êtes, aujourd’hui, considérés comme hérétiques, parce que vous êtes des réformateurs. Mais comme, partout, la nécessité des réformes s’impose, vous ne tarderez pas à triompher.

Un grand mouvement d’opinion se fait en faveur de l’affranchissement des femmes. Nous sommes au début, aussi rencontrons nous des difficultés, tant les préjugés séculaires sont encore fortement enracinés dans les esprits; ceux qui s’en croient le plus dégagés subissent, à leur insu, le joug de la légende. Depuis le commencement du monde, la femme est un être déclassé; c’est, permettez-moi le mot, une valeur méconnue.. La religion l’a déclarée coupable. Une fausse science a affirmé qu’eue est incapable. Entre ces deux extrêmes, un terme moyen s’est établi et on a dit «La femme est un être de sentiment; l’homme est un être de raison! . . .» On a cru faire une trouvaille, croyez-le bien.

En raison de ce jugement, on a conclu que la femme, être sensible, affectif, impressionnable, est inhabile à la direction des affaires et d’elle même. Il appartient donc à l’homme de faire la loi, à la femme de s’y soutettre.

Certes, il n’est pas difficile de prouver que cette classification est absolument arbitraire, consequemment factice. Il n’est pas donné à t’homme de distribuer les rôles, puisqu’il n’a pas distribué les facultés. Il s’égare étrangement en tranchant du Créa eur. Tout comme le reste des êtres, il est le produit d’une force primordiale consciente ou inconsciente. Ce n’est pas le lieu, ici, de discuter.

La nature a fait les races, les espèces, les sexes; elle a fixé leurs destinées. C’est donc elle qu’il faut observer, qu’il faut consulter, qu’il faut suivre. Quand elle gratifie les individus d’aptitudes, c’est pour qu’ils les développent. A la capacité appartient la fonction. La femme a un cerveau, il doit être cultivé; personne au monde n’a le droit de circonscrire l’exercice de ses facultés. Il y a des femmes qui ont beaucoup d’esprit; il y a même des hommes qui n’en ont pas, et ce dernier fait n’est pas rare. Il reste à chacun de poursuivre sa voie.

Il est à remarquer que c’est dans l’espèce humaine seule que cette prétendue inégatité intellectuelle des sexes se produit. Dans tout le règne animal, voire même sur les degrés les plus élevés, mâles et femmelles sont également estimés. Prenez les races chevalines, canines, félines, et vous en aurez la preuve.

Cette dépréciation du type féminin en humanité détonne sur l’ordre géneral. Elle n’est assurément qu’une invention masculine que l’homme paie cher sans s’en douter. Il subit, par les transmissions hèreditaires, les tristes effets de rabaissement féminin, puisque dans l’œuvre de la procréation, il y a universalité d’innuence des sexes, et que la mère lègue aussi bien que le père ses caractères moraux à ses rejetons.

L’infériorité de la femme une fois décrétée, l’homme s’est emparé de tous les pouvoirs. Il s’est essaye seul en  législation, en politique. Il a fait les lois, les institutions, les constitutions, les règlements administratifs; il a rédigé les programmes pédagogiques, s’appliquant à élaguer la femme des assemblées délibérantes et des conseils. Enfin, dans la vie privée comme dans la vie publique, il s’est imposé maître et chef. Les choses n’en ont pas toujours mieux marché pour cela. On a inféré do là que ce serait encore bien pire si les femmes s’en mêlaient.

Ceci reste à démontrer.

En réalité, la femme est une force. Moitié de i’humanité, si elle se confond avec l’autre par des caractères généraux et communs, elle s’en distingue par des aptitudes spéciales d’une puissance irrésistible qui forment un apport particulier, essentiel et indispensable à l’évolution intégrale de l’humanité.

On arguë que la place de la femme est dans la famille, que la maternité est sa suprême fonction, qu’au foyer elle est reine. C’est un mensonge flagrant. La femme dans la famille est aussi bien asservie qu’ailleurs; elle est dominée par la puissance maritale et, la puissance paternelle. Et pour ses enfants, toute initiative lui est interdite.

L’ensemble de la législation lui est donc défavorable; elle la prive de son autonomie, en lui refusant l’egalité civile et politique.

Quelles peuvent être les conséquences de cette législation?

Toute loi qui a priori gêne l’essor des individus, en les frappant arbitrairement d’incapacité, est non seulement anormale parce qu’elle contrarie le plan da la nature, mais, de plus, elle est immorale parce qu’elle provoque, chez ceux qu’elle spolie, le désir de sortir do la légalité pour chercher ailleurs les avantages que celle-ci leur refuse.

Il y a, en effett, au dela de la légalité, un vaste domaine ou les irrégularités, les incorrections de la conscience et de la conduite peuvent se produire sans relever d’aucun tribunal.

Or, nous l’avons dit et nous le répétons; la femme est une force. Toute force naturelle ne se réduit ni ne se détruit; on peut la détourner, la pervertir; mais comprimée sur un point, elle se reporte vers l’autre avec plus d’intensité et de violence.

Que deviennent donc alors ces forces sans emploi, ces facultés expansives, cette activité cérébrable? Faute d’issues, elles s’exaspèrent, se décomposent; c’est un trop plein qui déborde.

Deux voies s’offrent à ells: ce sont deux extrêmes, deux poles: le fanatisme ou la licence. Autrement dit, l’Église ou la prostitution. Je prends ce dernier mot dans son sens le plus large et le plus compréhensif. Je ne désigne pas seulement cette fraction qui tombe sous les règlements de police, mais cette légion innombrable qui, méthodiquement et d’une façon occulte et latente, traiique d’elle-meme a tous les étages de la société, et surtout au plus haut, et d’où elle exerce ses ravages dans tous les départements du système social.

Mysticisme et débauche se touchent par plus d’un point.

Des deux côtés, rejet de là raison, excès, enervoscence malsaine d’une imagination déséquilibrée. La devotion enténèbre l’esprit, la débauche le deprave; l’une l’abêtit, l’autre l’abrutit. Elles peuvent se donner la main.

Je sais qu’entre ces deux manifestations d’un désordre mental, on fait valoir l’action salutaire et bienfaisante de la femme vertueuse.

Mais noua l’avons dit déjà dans la vie domestique, la vertu de la femme porte l’empreinte de la subordination. Soumise au code des forts et des superbes, on lui impose plus de devoirs et on lui donne moins de droits. Dans ces conditions d’infériorité, la femme ne peut avoir une conception bien nette et la preuve, c’est qu’elle admet une morale pour ses filles et une morale pour ses garçons. Quand elle proteste au nom de la raison, on décline sa compétence quand elle invoque le sentiment, on lui oppose la passion. En somme, elle ne modine en rien l’état générât des mœurs elle en est le plus souvent dupe et victime; et il lui est donné plus d’une fois d’assister à la ruine et à la perte des siens, par conséquent d’ell-meme.

C’est donc sous ces deux formes, religieuse et licencieuse, que la puissance féminine se manifeste à travers les âges. Feuilletez l’histoire, arretez vous à chaque règne, à chaque époque, vous rencontrerez fatalement deux types prépondérants dont les expressions les plus fameuses sont Mme de Maintenou et Mme de Pompadour. Il arrive même, en plus d’une occasion, que ces deux caractères se confondent. Notre societé est donc travaillée en deux sens dont aucun n’est le droit.

La classification anormale de la femme dans le monde l’a rendue puissante pour le mal et impuissante pour le bien. Ce qu’on lui a fait perdre en raison, la passion l’a gagné. Partout où la raison abdique, là passion règne, c’est-à-dire le désordre.

Nous pouvons affirmer hautement que la femme a été détournée de sa mission par la convention sociale. La nature l’a faite pour être l’agent moral, éducateur, économique et pacifique.

Malheureusement, la femme, dans sa situation inférieure, n’a jamais pu être l’organe, l’avocat, le défenseur de ses propres idées, lesquelles n’ont pu être représentées que d’une façon indirecte et inexacte. II y a pourtant là des éléments indispensables au développement de l’humanité et à son progrès. Pourquoi les travaux sociaux ont-ils été et sont-ils encore nuls comme résultats? C’est parce qu’ils sont incomplets ils n’ont porte en aucun temps le sceau de la dualité humaine.

Ah! si la Franc-Maçonnerie avait été bien pénétrée de l’esprit de son rôle si elle ont pris l’initiative, il y a seulement quarante ans, elle ent accompli la plus grande révolution des temps modernes, elle eût évité bien des désastres.

II est facile de le démontrer. La Franc-Maçonnnerie est une association revêtue d’un caractère universel et séculaire, ses origines se perdent dans la nuit des temps elle n’a pas d’équivalent dans le monde, sinon la Société catholique. La Franc-Maçonnerie, ennemie des superstitions, de l’erreur, est l’adversaire naturelle de l’Église. Cependant, par une étrange contradiction, la Franc-Maçonnerie, au sujet des femmes, suit les errements du catholicisme, ce qui stérilise en grande partie ses efforts et ses actes. C’est là l’objet d’une grande méprise.

Comment la Franc-Maçonnerie antagoniste du clergé; haie par lui, n’a-t-elle pas compris que l’introduction de la femme dans son ordre était le moyen ié plus enr de le réduire et de le vaincre? Elle avait à sa disposition l’instrument de la victoire, elle l’a laissé inerte dans ses mains.

L’admission de l’élément féminin était pour la Franc-Maçonnerie un principe de rajeunissement etde longévité. La famille maçonnique se serait assimilé ta lamille privée, elle aurait élargi ses vues, agrandises horizons elle aurait répandu la tumiëre, expulse le fanatisme car la femme est cléricale bien plus par déseeuvrement, découragement, que par tempérament.

La femme franc-maçonne transmettait aux siens les impressions reçues dans les Loges ette inoculait a ses enfants le sentiment de la vie collective, car la famille est le groupe initial, la société principe, la cité élément. C’est dans la famille que l’individu reconnatt son impuissance à se suffre à lui-meme. C’est là qu’il apprend à s’oublier un peu pour penser aux autres et s’y attacher. Mais il ne faut pas que ses sentiments de fraternité s’arrêtent au seul du foyer. Il faut lui faire comprendre que les intérêts de la famille sont liés aux intérêts de la commune que les intérêts de la commune sont liés aux intérêts de la cite que ces derniers se confondent avec ceux de la Patrie, et, que out l’ensemble est contenu dans cette vaste synthèse qui s’appeite l’humanité.

L’exclusion de la femme a produit tes effets cbn. traires. Etoignêe des questions d’intérêt gêneral, étrangère aux anaires publiques, elle a concentré ses énergies, son intelligence, ses dévouements sur les siens. Leur nrichissement, teur prospéritë, leur grandeur sont devenus sun objectif. De telle sorte qu’il y a antagonisme entre la famille et la société ta première veut tout tirer de celle-ci et lui donner !o moins possible.

Nous sommes dévores, à l’heure présente, par un népotisme effréné. Nous aurions mille exemples à donner.

Vous choisissez, pour mettre à la tête des affaires-publiques, un homme que. vous pensez capable -dès qu’il est nommé à ces hautes fonctions, ii profite de sa situation prépondérante pour nommer aux premters emplois quelques-uns des siens. Ceux-ci sont souvent médiocres, les capacités étant rares. Il s’ensuit que, pour un hommè habile, vous vous êtes mis sur les bras quatre ou cinq nullités. Il reste alors à savoir si les services que pourra rendre l’homme capable compenseront suffisamment les sottises que commettront, inévitablement, les quatre ou cinq imbéciles susdits.

Pour combattre cette tendance funeste, pour faire une concurrence efficace à l’égoïsme familial, la transformation do la famille s’impose; elle n’aura lieu qu’en demandant à la femme son concours, en faisant d’elle, à titre égal, une collaboratrice assidue.

Non seulement vous aurez fait alors l’acquisition d’un moteur dont la mise en jeu, jusqu’ici, n’a pu s’effectuer dans des conditions conformes à la nature, et dont l’impulsion a été détournée fatalement de son véritable sens, mais encore vous saisirez du même coup la jeune génération à son début, l’enfant, en un mot, qui reçoit de la mère, avec les premiers aliments du corps, les premiers aliments de l’esprit. Par la mère, vous vous emparerez de l’éducation, vous la rendrez nationale, vraiment collective, humanitaire, ce que n’ont jamais tenté de faire aucun collège, aucun lycée, enfin aucune institution, soit religieuse, soit laïque.

La Franc-Maçonnerie deviendra une école oit se formeront les consciences, les caractères, les volontés école où l’on se persuadera que la solidarité n’est pas un vain mot, une théorie fantaisiste, mais une réalité, c’est-à-dire une loi naturelle, irréfutable, suivant laquelle tout individu a autant d’intérêt à accomplir ses devoirs qu’à exercer ses droits.

Vous préparerez ainsi les matériaux d’une véritable démocratie.

Permettez-moi d’ajouter un mot pour finir.

Il est supposable que l’orthodoxie franc-maçonne nous interdira quelque temps encore l’entrée de es temples, et qu’elle continuera à nous considérer comme profane. Cela ne saurait nous émouvoir. Vous travaillerez activement à la faire revenir de son erreur. En somme, ce qu’on dit chez elle, on le dit chez vous «Nous sommes bien ici, nous y resterons.»

 

 

Source: Œuvres Complètes de Maria Deraismes, Ève Dans L’Humanité; Les Droits de L’enfant (Paris, Ancienne Librarie Germer Baillière et Cie, Félix Alcan, 1895), pp. 281-292.