Préface Congrès International
de la Condition et des Droits des Femmes
c. 5-8 Septembre 1900
L’entente d’âme entre l’homme et la femme
révèle à peine ses premiers symptômes sociaux.
Mais elle sera.
Nous allons trouver en elle le fondement d’une moralité future. . .
— Camille Mauclair
Quelque paradoxal que paraisse cet axiome, l’on peut hautement affirmer qu’à l’heure actuelle tout le monde est féministe.
L’opinion contraire provient seulement de ce qu’un grand nombre de gens ont encore une conception fausse des idées qu’évoque ce mot.
Sur cent personnes, hommes et femmes, interrogées au hasard: «Etes-vous féministe?», la plupart répondront sans doute: «Féministe? Non. La place de la femme est au foyer; son rôle d’épouse, de mère, d’éducatrice est assez noble et assez beau pour qu’elle n’en ambitionne pas d’autre. Les fonctions, les carrières sont d’un accès assez difficile aux travailleurs pour que les femmes ne viennent pas encore les encombrer. Enfin, la femme, créature de nerfs, futile, légère, mal ou insuffisamment éduquée, n’est pas apte à coopérer à la conduite des affaires publiques.»
Mais si, posant d’autre façon les termes du problème, l’on questionne ainsi:
— «Pour que la femme puisse rester à la place que l’on lui concède, c’est-à-dire au foyer, ne faut-il pas, si le hasard de la naissance l’a privée de foyer, l’aider à s’en créer un? Pour lui permettre d’arriver à ce but, ne convient-il pas d’écarter de sa route tous les obstacles que les siècles de routine y ont accumulés?»
— «Sans doute», répondra-t-on.
«Être épouse et mère, c’est garder et élever ; par conséquent, c’est savoir, a dit Legouvé. De même que l’on exige des instituteurs et des institutrices des brevets de capacité, n’est-il pas temps d’exiger de celles qui sont appelées à tenir dans la famille le grand rôle d’épouse, de mère, d’éducatrice un peu plus de science et de sens pratique?
L’homme se plaint fréquemment et combien justement que l’éducation donnée à sa campagne ait pour résultat de faire d’elle un être insupportable quelquefois, souvent encombrant, presque toujours nul. La famille ne gagnerait-elle pas à ce que le cerveau de la mère, de l’épouse, débarrassé des crédulités, des futilités et des sots préjugés s’ouvrit à des conceptions plus vastes?»
— La réponse unanime sera «oui».
Les carrières, les fonctions jusqu’ici réservées aux hommes, sans qu’il soit possible d’ailleurs d’expliquer pourquoi, ni en vertu de quel droit, sont incontestablement encombrées. Mais celles, considérées comme l’apanage des femmes ne le sont pas moins. Le travail est de plus en plus une nécessité sociale et les oisifs, comme les oisifs, se font, heureusement, rares.
Le machinisme a ruiné autant d’ouvrières que d’ouvriers et, substituant sa force à la force à la force de ses bras, il a poussé vers les carrières libérales la force des cerveaux sans distinction de sexe.
Les métiers des femmes, aujourd’hui, ne nourrissent plus les femmes. La concurrence la plus déloyale et la plus immorale est faite aux ouvrières par le travail des «petites mains» et par celui des prisonnières. Dès qu’il est en âge de marcher seul l’enfant devient le concurrent de sa mère. Ne sont-ce pas les fillettes exploitées dans les couvents et les orphelinats, les femmes internées qui ont ruiné les ouvrières de l’aiguille?
Si la femme a déserté l’intérieur où, jadis, confortablement, tout en élevant ses enfants et en surveillant son ménage, elle gagnait son pain, filant, brodant, cousant, ce ne doit pas être pour le plaisir d’aller peiner de longues et tristes heures dans les bagnes des ateliers ou des usines pour un salaire dérisoire?
L’on se plaint que la femme ambitionne d’être fonctionnaire. Qu’est-ce qui se rapproche plus, cependant, du confortable foyer que la plupart des sinécures objets de tant de convoitises . . . masculines.
Les recettes postales, les emplois de sténographes, de bibliothécaires, de commis aux écritures dans les administrations publiques, les maisons de banque ou de commerce et, en général, ce qu’on appelle travaux de bureau», nécessitent-ils vraiment des qualités viriles?
Ne conviennent-ils pas plutôt aux femmes dont les habitudes sont sédentaires? Les papiers administratifs doivent-ils forcément, pour être lisibles ou incompréhensibles, êtres rédigés de main d’hommes?
Il est hors de doute que beaucoup de femmes n’entendent rien à la politique; que l’éducation qu’elles reçoivent rend le plus grand nombre impropres à prendre une part utile à la gestion des affaires publiques. Mais peut-on logiquement soutenir que la plupart des hommes qui ont assumé, de leur chef, cette responsabilité, ne sont pas dans le même cas? Que l’intelligence des affaires, l’esprit de suite, le jugement, le calme, le sang-froid, l’équité et la justice sont exclusivement l’apanage d’un sexe?
Ne voit-on pas des institutrices péricliter entre des mains masculines et des entreprises devenir fructueuses gérées par des femmes? Les féministes n’ont pas la sottise d’en conclure que les femmes seules sont aptes au commerce! Quelle conception erronée, quelle orgueilleuse prétention permettent que les femmes seules sont aptes au commerce! Quelle conception erronée, quelle orgueilleuse prétention permettent aux hommes de s’arroger le droit de dire: Cette fonction est notre domaine, cette carrière est notre propriété.
Au temps où l’homme était le maître de sa compagne parce qu’il l’achetait, la nourrissait, l’entretenait, des raisonnements de ce genre étaient permis. Mais aujourd’hui que l’homme exige une dot de celle qu’il épouse, que, d’après les statistiques, neuf millions de femmes en Europe seulement gagnent leur vie, les prétentions de l’homme ne doivent plus, ne peuvent plus être les mêmes. . . .
Avoir un mari, des enfants, un ménage, ce rêve de l’Henriette de Molière est le rêve, quoi que l’on dise, de la majorité des femmes. Mais les maris coûtent cher, les frais de ménage sont lourds à supporter et les enfants, en l’état actuel de notre société, sont interdits à celles qui n’ont pas trouvé, dans leur propre berceau, de quoi leur acheter un père légitime.
Pour se procurer toutes ces joies, il faut que la femme, née pauvre, la femme mal éduquée, la femme au cerveau encombré d’idées étroites, la femme, créature de nerfs, de sensibilité, secoue avec une énergie peu commune, si sa personne physique n’est point ornée des dons qui «font tomber des rois aux pieds des bergères», le poids des longs siècles de servitude et d’effacement.
Actuellement, la femme montre cette énergie. Ne convient-il pas de lui en savoir gré et de l’encourager au lieu de chercher à paralyser ses efforts par la malveillance, la raillerie où des lois à la conception desquelles elle n’a pas le droit de prendre part et qui, sous couvert de protection, l’oppriment.
Personne n’a jamais répondu, ne répondra jamais sérieusement à toutes ces questions dans un sens antiféministe.
L’humanité a tout à gagner de concours intelligent des êtres qui la composent. Elle ne doit se priver d’aucune des valeurs qu’elle possède en atrophiant les facultés d’un sexe.
C’est le rôle de ce que l’on est convenu d’appeler le féminisme, d’établir, de prouver tout cela.
Il y est en partie parvenu, il y parviendra tout à fait quand il aura obtenu pour les filles et les garçons, l’égalité d’instruction et d’éducation.
Le néfaste antagonisme des sexes n’a pas d’autre cause que la divergence de leur éducation.
Aux êtres créés pour vivre en perpétuel contact, on s’applique à donner, d’abord, des conceptions différentes des choses essentielles de la vie. Des principes opposés de morale sont inculqués aux filles et aux garçons. À celles-là, on recommande la chasteté, à ceux-ci, l’on enseigne le chemin des maisons où le geste de l’amour se vend sous le contrôle de l’Etat.
Aux garçons l’on dit: «Soyez travailleurs, francs, hardis, entreprenants, méfiez-vous des femmes, évitez leurs séductions.»
On persuade aux filles de se composer un visage et une aptitude, de dissimuler leurs sentiments, d’être humbles, modestes, attachées au foyer pour séduire l’Homme et trouver un époux.
Et, pourtant, homes et femmes sont faits pour traverser les mêmes épreuves, vivre de la même vie, souffrir des mêmes souffrances, ressentir les mêmes sensations, jouir des mêmes plaisirs.
Et la nature, en ces questions comme en tant d’autres prêche encore d’exemple. Dans chaque race, chaque espèce, elle attribue aux mâles et aux femelles des fonctions différentes, mais non des mœurs différentes.
Les conquêtes du féminisme sont sûres, mais elles seront lentes tant que les femmes n’auront pas acquis ce fameux droit de vote dont les hommes ont fait leur apanage.
Deux écoles sont ici en présence.
La première qui, modestement, s’intitule «le féminisme sage» enseigne que les femmes ne sont pas mûres pour le droit de vote ; que leurs exigences gagneraient à être dissimulées; qu’elles doivent, au lieu de revendiquer ce qu’elles appellent leurs droits, se faire solliciteuse et tâcher, par persuasion, d’obtenir peu pour arriver. . . plus tard à obtenir beaucoup.
La seconde école estime que quiconque subit les lois, s’il n’a pas démérité, doit être admis à participer à la confection de ces lois; que le bulletin de vote est l’arme puissante qui a servi à l’émancipation des hommes; que tant que les femmes n’auront point en la main la même arme, elles ne devront attendre aucune amélioration sérieuse à leur sort, car selon l’expression juste de Viviani: «Les législateurs font des lois pour ceux qui font les législateurs».
Les femmes sont, malheureusement, ne trop grand nombre, réfractaires à cette vérité et c’est bien justement que Bebel a pu écrire : «Un esclavage qui dure des centaines de générations finit par devenir une habitude. L’hérédité, l’éducation le font apparaître aux deux parties intéressées comme naturel. C’est ainsi que la femme en est arrivée à envisager son état d’infériorité comme chose allant si bien de soi, qu’il n’en coûte pas peu de peine de lui démontrer combien sa situation est indigne d’elle, et qu’elle doit viser à obtenir, dans la société, un membre ayant les mêmes droits que l’homme et son égal sous tous les rapports.»
C’est à secouer cette torpeur séculaire, c’est à réveiller la conscience féminine endormie que tend le féminisme.
Il prêche, non la guerre des sexes, comme on a tenté de le faire supposer, mais l’harmonie et la concorde.
Il enseigne aux femmes à s’habituer à compter sur elles-mêmes, à affirmer leur personnalité, à rejeter ces principes de fausse modestie qui leur sont inculqués dès l’enfance et n’ont pour objet que d’étouffer plus tard leurs plaintes légitimes sous une timidité savamment encouragée.
Il leur commande de se montrer ce qu’elles sont et non ce qu’on les fait. Cela, non dans leur seul intérêt, mais pour la dignité, le bonheur du couple humain.
L’entente cordiale entre l’homme et la femme sera bien près d’être réalisée quand auront disparu les prétextes de l’hypocrisie féminine.
Origine: Congrès Tenu à l’Exposition Universelle, au Palais de l’Economie Sociale et des Congrès. Questions Economiques, Morale et sociales. Education. Législation Droit Privé. Droit Public (Paris: Imprimerie des Arts et Manufactures, 1901), p. 1 à 6.