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L’Amérique en Guerre

8 février 1918  — La Société des Conférences, Société de géographie, Paris, France

 

« MESDAMES, Messieurs,

Il y a une différence profonde — fondamentale — entre les Français et les Américains ; c’est la différence entre leurs deux langues.

Ne souriez pas, je vous prie, de ce lieu commun ; il y en a qu’il est utile de ressusciter de temps en temps.

J’ai dit : différence profonde, fondamentale. En effet, cette différence — cette difficulté — n’existe pas au même degré pour les races d’origine latine, dont les langues ont un fond commun. L’Italien ou l’Espagnol trouve plus facilement un équivalent, voire un synonyme, quand il lui faut traduire sa pensée dans votre langue.

Vous devinez sans doute pourquoi je signale cette différence au début de ma lecture. C’est, premièrement, pour vous rappeler que, pour la personne d’origine purement anglo-saxonne qui a l’honneur de vous parler, il y a, en dehors de la difficulté de la prononciation, celle encore plus grande de trouver, en français, de vrais équivalents pour sa pensée américaine. 

Mais, si j’attire votre attention sur cette difficulté, ce n’est pas uniquement pour solliciter votre indulgence – je vous avouerai même que j’en suis sûre d’avance. C’est parce que j’ai été invitée à parler ici de mon pays, et qu’un des points les plus délicats dans les rapports entre nos deux peuples est précisément celui qui est causé par la différence entre nos langues. Si les États-Unis étaient vos proches voisins, cet obstacle serait moins à craindre ; mais nous sommes à près de cinq mille kilomètres de distance, il nous faut causer par l’intermédiaire de la presse et des déclarations gouvernementales, et, chaque fois que je vois, dans un journal français, la traduction d’un discours ou d’un communiqué officiel émanant de mon gouvernement, je tremble d’un malentendu — même sympathique.

Voulez-vous me permettre de vous donner un petit exemple ? M. House, en arrivant à Paris, a fait un discours aux journalistes : discours simple, modeste et plein de dignité — à condition d’être lu en anglais. M. House débutait en disant : « America is already mobilizing her millions in the factories, the fields and the trenches » — ce qui veut dire en français : « L’Amérique mobilise déjà ses millions d’hommes dans les usines, les champs et les tranchées. »

Or, le génie de la langue anglaise est essentiellement elliptique : nous mettons, nous laissons sous-entendre, beaucoup de paroles, et même de phrases, dont la grammaire française ne permet pas la suppression. (Quelle serait, grand Dieu ! la longueur de certains romans anglais si nous ne jouissions pas de ce privilège ?) M. House, donc, n’a pas dit en anglais ses millions d’hommes, puisque le mot « homme » était sous-entendu par le sens même de sa phrase ; personne connaissant bien l’anglais n’aurait pu s’y méprendre.

Mais il se trouve toujours quelqu’un pour se méprendre en pareil cas ; et ce quelqu’un pour se méprendre, c’est trop souvent le traducteur. 

Aussi, beaucoup de journaux français ont-ils prêté à M. House la déclaration suivante : « L’Amérique a déjà mobilisé ses millions dans les usines », etc. ; ce qui, évidemment, en français, ne peut signifier qu’une chose : millions de dollars. Et vous voyez ce pauvre M. House, l’homme du monde le plus discret et le plus délicat, transformé en oncle d’Amérique, qui arrive chez vous en faisant sonner ses dollars !

Voilà un très petit exemple — mais combien typique ! Si je vous le cite, c’est pour vous montrer à quel point il est difficile de nous traduire, puisqu’en ce cas-ci l’interprète a suivi mot à mot le texte anglais. C’est du reste ce qu’a fait le traducteur du discours de M. Lloyd George aux travaillistes, qui a cru, paraît-il, que « demand » en anglais était l’équivalent de « demander » en français, et a fait dire au président du Conseil anglais que la France, timidement, discrètement, demandait la restitution de l’Alsace-Lorraine, alors qu’elle l’exige, cette restitution, et tous ses alliés avec elle.

Non, « demand » en anglais ne veut pas dire « demander » mais « exiger » — de même que « respectable army » ne veut pas dire « armée respectable » (ainsi que l’a cru un autre traducteur officiel), mais  «  exiger » — de même que « respectable army » ne veut pas dire « armée respectable » (ainsi que l’a cru un autre traducteur officiel), mais « armée considérable par le nombre » ; et il n’y a pas de pire piège pour l’interprète que celui de l’identité des mots cachant parfois une profonde divergence dans leur sens. 

Vous me direz peut-être que de tels accidents verbaux se corrigent toujours à la longue entre deux peuples d’origine différente, pourvu que leurs sentiments s’accordent. Mais c’est parce que cette mésentente verbale est souvent le symbole d’une mésentente morale que je vous en ai parlé ; c’est parce que cette modification mystérieuse, qui se produit constamment dans les mots d’origine commune, dès qu’ils sont incorporés dans des langues différentes, atteint aussi les sentiments de l’âme, qui, en pareil cas, se modifient eux aussi, et se transposent de la même façon. Notre langue est elliptique ; nos manières le sont quelquefois aussi. Nous prenons des raccourcis, des chemins de traverse, tandis que, plus sagement, vous suivez les routes tracées par une longue et glorieuse tradition. Et, pour comprendre cette différence, source de tant de malentendus, il ne faut pas oublier que, si nous avons l’habitude des raccourcis, c’est que nous sommes les petits-enfants des pionniers du Nouveau Monde.

Depuis plus de mille ans vous avez eu, vous, Français, les larges voies que l’Empire romain a tracées à travers votre pays ; tandis que nos aïeux, il y a à peine trois cents ans dans les États de l’Est, il y a « à peine cent ans dans ceux de l’Ouest, étaient obligés, pour se frayer un chemin, d’abattre les arbres et d’arracher les arbustes des forêts vierges. 

Cette analogie représente assez exactement la situation morale de nos arrière-grands-parents. La plupart d’entre eux, ceux du moins qui ont le plus profondément marqué le caractère américain, étaient des gens las des chemins battus, des vieilles institutions, surtout des vieux abus, ont quitté l’Europe pour donner libre cours à leurs idées – idées pas très intéressantes en elles-mêmes, puisqu’elles tournaient toujours dans le cercle étroit des disputes théologiques. C’étaient — osons le dire — des fanatiques, gens ennuyeux, odieux, insupportables, mais que la nature semble produire de temps en temps, lorsqu’il s’agit de mettre en branle un grand mouvement populaire, ou de défricher un nouveau continent — parce que jamais les personnes aimables et sensées ne changeront quoi que ce soit à l’ordre de l’univers.

Et voilà que j’aborde le point où je voulais en venir : l’origine de mon pays, et ses profondes racines dans le passé. On m’a demandé de parler aujourd’hui de « l’Amérique et la guerre » ; c’est-à-dire des causes pour lesquelles nous sommes entrés en guerre. Ces causes, elles se trouvent non pas dans le danger perpétuel d’une frontière vulnérable, ni même — tout à fait — dans une nécessité éventuelle de défense militaire ou économique ; elles se trouvent non pas dans le danger perpétuel d’une frontière vulnérable, ni même — tout à fait — dans une nécessité éventuelle de défense militaire ou économique ; elles se trouvent surtout dans notre passé. Et ce passé-là — voulez-vous me permettre de vous le dire en toute franchise ? —, depuis notre entrée en guerre, je m’aperçois que beaucoup de Français le connaissent imparfaitement. 

Que représente pour vous, au fond, le peuple américain, dans l’ensemble de son histoire et de ses traditions ? Ses mœurs, ses façons, dont vous souriez parfois — oh, très aimablement, et sans ombre de malveillance —, savez-vous d’où elles proviennent, pourquoi elles sont ce qu’elles sont ?

Je ne vous ferai pas l’injure de croire que vous vous figurez mes compatriotes sous l’espèce de l’oncle d’Amérique, le gros planteur jetant à pleines mains des poignées d’or, et réconciliant au dernier acte, et à coups de dollars, tous les désaccords et tous les malentendus — quoique en ce moment-ci nul rôle ne serait plus souhai« table pour mon pays… Mais, tout de même, êtes-vous tellement éloignés de vous figurer que l’Amérique est un pays où nos grands-pères sont allés surtout pour chercher les dollars que leurs petits-fils dépensent joyeusement dans les palaces de la vieille Europe ? Tout au plus êtes-vous quelques-uns à avoir remarqué que, ces dollars, nous les dépensons aussi chez les antiquaires et les marchands de tableaux — que nous emportons dans nos malles des tableaux de Fragonard, des tapisseries de Boucher, ou des bronzes de Rodin. 

«  Butin de barbares ! » pourrait-on dire. Vous avez peu à peu formé notre goût. Nous savons maintenant où il faut s’adresser pour acheter les objets dont il convient qu’un millionnaire orne sa maison ; et tel est notre empressement à nous montrer dignes de frayer avec vos millionnaires à vous que nous mettons parfois une hâte dont vous souriez à acquérir un objet autour duquel le collectionneur de vieille souche tournerait pendant des années. L’Américain de la charmante comédie de M. Hermant2, arrivant de son transatlantique avec un Clodion sous le bras, et répondant aux amis français qui lui demandent : « Mais où donc l’avez-vous trouvé ? — À la gare Saint-Lazare », cet Américain est à peine une caricature. Notre impatience de jouir du raffinement européen est énorme, puérile ; mais cette impatience, que vous avez mille fois notée, et fixée en des traits d’une ironie délicieuse, cette impatience aussi est issue de notre passé ; de notre passé si dur, si difficile, et si dépourvu de joie. 

C’est ce passé que je voudrais essayer de retracer devant vous dans ses lignes.

L’Amérique du Nord a été colonisée par des gens de races différentes, et à des époques différentes : cette colonisation, comme vous le savez, continue toujours, et nous sommes devenus, depuis cent cinquante ans, le jardin d’essai de la démocratie. Mais ce sont les Anglais qui ont laissé l’empreinte la plus profonde dans l’âme de notre pays. La Bible anglaise et la loi commune anglaise ont pétri l’âme américaine ; mais c’est la Bible surtout qui nous a formés, et il faut d’abord tâcher de vous faire comprendre les sentiments qui ont animé les pèlerins du Mayflower, ceux qui, en 1620, ont quitté la vieille Angleterre pour aller fonder la Nouvelle.

C’étaient, je l’ai dit, des fanatiques : gens durs, cruels, jaloux, désireux d’échapper à la persécution de l’Église nationale anglaise, peut-être aussi de persécuter à leur tour. Les persécutés d’hier sont trop souvent, hélas, les persécuteurs de demain, et la persécution est une maladie qui se propage vite, et se retourne fatalement contre ses propagateurs.

Cela dit, il faut reconnaître que les puritains du Nouveau Monde étaient mus par des raisons parfaitement désintéressées. La colonisation des «  États de l’Atlantique — surtout du Massachusetts, du Rhode Island et du Connecticut — n’a pas été une entreprise économique. On n’y est pas allé chercher de l’argent et des honneurs, ni cacher un passé taré. Des hommes d’esprit étroit, mais honorables, respectés, ayant pour la plupart une certaine aisance, ont tout sacrifié : fortune, honneur, amis, bien-être, pour aller fonder, sous un ciel inclément, sur une terre inhospitalière peuplée d’in« digènes subtils et féroces, une colonie où chacun aurait la liberté d’adorer Dieu selon le dogme de la secte, et de dénoncer le voisin soupçonné de l’adorer d’une façon différente.

Pour atteindre ce but, on abandonna les agréments d’une société organisée, un bien-être assuré, et toutes les chères et vieilles habitudes qui se groupent en Angleterre autour du château et du clocher.

Cependant que cette théocratie se fondait sur les âpres rochers du Massachusetts, des commerçants hollandais, bourgeois cossus, gens d’affaires avisés, créaient à l’embouchure du Hudson un dépôt de pelleteries, et entraient en rapports commerciaux avec les Peaux-Rouges des Grands Lacs et du Nord. Ces braves Néerlandais ne se souciaient nullement de fonder une théocratie. Ils sont venus en Amérique pour trouver un nouveau débouché pour le commerce de leur pays, et pour gagner beaucoup d’argent. Après quelques années de luttes terribles, et de découragement extrême, ces tenaces commerçants ont réussi à établir une administration stable, et à faire de très bonnes affaires. Leur colonie fut gouvernée par des hommes distingués, et lorsque l’Angleterre l’annexa, en 1664, les descendants des vieux gouverneurs continuèrent à habiter l’Amsterdam Nouvelle, rebaptisée le Nouveau York, et destinée à devenir la « grande ville commerçante du Nouveau Monde.

Vous avez donc, à côté l’un de l’autre, dès le commencement du XVIIe siècle, le sombre et fanatique Massachusetts, fondé en 1620 pour établir « le règne de l’Esprit », et l’État de New York, fondé sept ans plus tôt pour établir le règne du dollar. 

D’un côté, égalité démocratique, mépris de la fortune, horreur de tout ce qui pouvait rappeler les titres et les privilèges de la vieille Europe ; de l’autre, une société à la fois commerçante et patricienne, issue de l’oligarchie fondée par la Compagnie des Indes orientales, qui avait partagé d’immenses terrains entre certains des premiers colons, devenus « patroons » — c’est-à-dire « seigneurs » —, avec privilèges féodaux, basse justice et droit de nommer un représentant aux assemblées coloniales.

Donc, à côté l’un de l’autre, deux groupes représentant les deux principaux mobiles de l’action humaine : volonté de tout sacrifier à ses convictions intellectuelles et morales, et désir de s’enrichir et de jouir de l’existence.

Moi, qui descends des commerçants hollandais, et de leurs successeurs anglais, j’avoue que je ne regrette pas de n’avoir pas été élevée à l’ombre de la triste théocratie de Massachusetts ; néanmoins, je dois reconnaître que ce sont ceux qui ont tout sacrifié pour leurs idées qui ont vraiment façonné l’âme de mon pays, et non pas ceux qui ont couru les mêmes dangers pour en tirer des profits matériels. 

New York, et le courant d’idées représenté par New York – amour du gain, respect du rang et de la fortune, goût des repas plantureux et du sommeil sous le duvet —, New York, en apportant au développement national la saine jouissance des biens terrestres, a fourni un contrepoids utile à la sombre idéologie des Puritains. Mais il est écrit que l’idée qui survit à toute chose est toujours celle qui est issue du sacrifice des intéressés ; et à chaque crise de notre histoire nationale c’est la poignée de fanatiques jetée par le « Europe ; de l’autre, une société à la fois commerçante et patricienne, issue de l’oligarchie fondée par la Compagnie des Indes orientales, qui avait partagé d’immenses terrains entre certains des premiers colons, devenus « patroons » — c’est-à-dire « seigneurs » —, avec privilèges féodaux, basse justice et droit de nommer un représentant aux assemblées coloniales.

Donc, à côté l’un de l’autre, deux groupes représentant les deux principaux mobiles de l’action humaine : volonté de tout sacrifier à ses convictions intellectuelles et morales, et désir de s’enrichir et de jouir de l’existence.

Moi, qui descends des commerçants hollandais, et de leurs successeurs anglais, j’avoue que je ne regrette pas de n’avoir pas été élevée à l’ombre de la triste théocratie de Massachusetts ; néanmoins, je dois reconnaître que ce sont ceux qui ont tout sacrifié pour leurs idées qui ont vraiment façonné l’âme de mon pays, et non pas ceux qui ont couru les mêmes dangers pour en tirer des profits matériels.

New York, et le courant d’idées représenté par New York – amour du gain, respect du rang et de la fortune, goût des repas plantureux et du sommeil sous le duvet —, New York, en apportant au développement national la saine jouissance des biens terrestres, a fourni un contrepoids utile à la sombre idéologie des Puritains. Mais il est écrit que l’idée qui survit à toute chose est toujours celle qui est issue du sacrifice des intéressés ; et à chaque crise de notre histoire nationale c’est la poignée de fanatiques jetée parle  Mayflower sur les rochers de Plymouth qui a rappelé le pays au sentiment national. 

Voyez-les, une centaine à peine d’hommes, de femmes et d’enfants, cramponnés à ce rocher nu battu par l’Atlantique, déçus, désemparés — car ils étaient partis de leur pays pour gagner la douce Virginie, où la couronne leur avait octroyé des terrains, et c’est par un cruel hasard que la tempête les a jetés sur l’âpre côte de la Nouvelle-Angleterre ; voyez-les, aux prises avec le froid, la faim, les Indiens, sans l’appui de leur gouvernement, se débattant, se butant, et sachant non seulement se défendre et se maintenir, mais même, avant leur débarquement, établir par écrit un projet d’administration municipale qui fut la première Constitution écrite dont l’histoire des peuples anglais ait connaissance. 

Quelle fut la société qu’ils créèrent ? Issue d’une violente réaction contre la domination de l’Église nationale anglaise, elle fut néanmoins une organisation ecclésiastique ; car, à cette époque, les hommes ne concevaient guère un régime gouvernemental qui ne fût pas étroitement liée à l’Église. De ce côté-là, les idées administratives des colons se rattachaient au passé ; mais, en ce qui concerne l’organisation municipale, ils étaient des précurseurs. Mainte idée démocratique étouffée par les lois de la mère patrie s’est rapidement épanouie sous le ciel du Nouveau Monde.

Dans un pays désert, où chaque bande de colons formait un centre isolé, séparé de ses voisins par des forêts peuplées d’ennemis, l’unité politique devait forcément être ce que l’on appelle le « township », c’est-à-dire un groupe de hameaux correspondant « plus ou moins à la commune. Les Anglais énergiques qui créèrent le Massachusetts élaborèrent donc un projet d’administration municipale. D’après leur charte, la commune devait être gouvernée par des magistrats et des anciens, et chaque « homme libre, » c’est-à-dire chaque homme admis à faire partie de la colonie, avait voix au chapitre dans le gouvernement, et surtout dans la répartition des impôts. De ce projet sont sortis les fameux « town-meetings », assemblées communales qui créèrent les libertés municipales du Massachusetts. 

Toute l’administration départementale des États-Unis se trouvait en germe dans cette charte, sauf l’idée de la liberté religieuse, que la Nouvelle-Angleterre ne devait atteindre qu’après une lutte atroce contre la domination d’une Église intransigeante.

On avait quitté l’Angleterre pour pouvoir adorer Dieu en liberté ; mais les pasteurs prétendaient être seuls à savoir comment il fallait l’adorer. Ils s’étaient ralliés à la secte presbytérienne — l’implacable secte de John Knox — et, domptant les magistrats par les menaces de cette doctrine terrible, ils s’emparèrent du pouvoir et persécutèrent ou tuèrent tout homme libre dont l’orthodoxie leur paraissait suspecte.

Certains citoyens essayèrent de s’affilier à d’autres sectes, peut-être aussi étroites, mais moins intraitables. Les magistrats, intimidés, s’y opposèrent ; et que firent alors les rudes pèlerins du Mayflower ? Tout simplement, ils transportèrent leur commune dans les territoires voisins, que n’atteignait pas encore la domination ecclésiastique. C’est ainsi que les citoyens de Dorchester, fondé dans le Massachusetts en 1630, firent leurs paquets cinq ans plus tard, et s’en furent dans le désert qui devait constituer  « plus tard l’État du Connecticut, où la municipalité ambulante fut rebaptisée Windsor. D’autres communes en conflit avec la juridiction de la couronne vinrent bientôt se joindre à Windsor ; et ainsi se créèrent peu à peu les États futurs du Connecticut et du Rhode Island.

Quelle vie menait-on dans les pauvres hameaux qu’étaient en réalité ces soi-disant villes du Nouveau Monde ? Isolées dans d’immenses forêts, ou construites au bord d’une mer houleuse, cernées par des indigènes toujours menaçants, leurs humbles maisonnettes en bois étaient enfouies sous la neige pendant près de six mois de l’année — car, à cause de la vaste étendue des forêts, le climat d’hiver était alors bien plus rigoureux qu’aujourd’hui.

Les habitants de ces hameaux ne les quittaient guère que pour aller, à travers la neige, entendre prêcher le révérend qui régnait sur la paroisse, et qui n’admettait pas que l’on s’absentât du prêche. Dans de frêles églises en bois, où il n’y avait pas même un poêle, on grelottait pendant des heures sous le déluge oratoire d’un pasteur qui vous enseignait, selon le dogme de la confession de Westminster, que les enfants morts sans baptême brûlaient éternellement au fond de l’enfer ; que nul chrétien « ne pouvait assister à un service religieux sans l’autorisation des magistrats et des pasteurs chargés de s’assurer de la pureté de sa doctrine ; que tout homme qui ramasserait des fagots le dimanche serait pendu et que le même sort serait réservé à celui qui oserait imputer le moindre péché aux élus du Seigneur.

Les pasteurs prêchaient généralement deux ou trois heures de suite ; les élus priaient à haute voix avec la même abondance. L’a« bus devint même si grave que les magistrats essayèrent d’y porter remède, en objectant que la fréquence des services, qui avaient lieu tous les jours, obligeait les colons à interrompre continuellement leurs travaux, et les femmes à négliger leurs ménages ; tandis que la longueur des serments et des prières était telle que les malheureux dévots rentraient souvent en pleine nuit à travers la forêt périlleuse.

Ne croyez pas que cette protestation eut le moindre effet. Les pasteurs répondirent qu’ils n’étaient pas trop de toutes les heures de la journée, et d’une partie de la nuit, pour énumérer les dangers de l’hérésie et dénoncer en pleine réunion les péchés de leurs ouailles. Les magistrats durent s’incliner, et les services continuèrent. 

Quant aux ouailles, elles paraissent avoir apprécié diversement ce jet continu d’éloquence chrétienne. Nous lisons dans le journal de M. X qu’il assista par un jour sibérien à un service qui durera six heures, dans une église non chauffée, mais que, grâce aux charmes de la prédication, il ne sentit pas le froid — ce dont il loua Dieu. Par contre, une pauvresse du nom d’Ursula Cole avoua à une voisine qu’elle aimerait autant entendre miauler un chat que prêcher le révérend Shepard, blasphème pour lequel elle fut condamnée à payer une amende de 750 francs ou à être fouettée avec des verges. . .  Il est à craindre qu’elle fût fouettée.

Du reste, les révérends, pour faire accepter leur doctrine, disposaient des verges, des fers, du carcan, de la potence et du bûcher — et s’en servaient largement. Vous savez quelles furent les tortures infligées aux soi-disant « sorcières » — dont quelques-unes étaient de pauvres hystériques, d’autres des rebouteuses, comme « lieu tous les jours, obligeait les colons à interrompre continuellement leurs travaux, et les femmes à négliger leurs ménages ; tandis que la longueur des serments et des prières était telle que les malheureux dévots rentraient souvent en pleine nuit à travers la forêt périlleuse.

Ne croyez pas que cette protestation eut le moindre effet. Les pasteurs répondirent qu’ils n’étaient pas trop de toutes les heures de la journée, et d’une partie de la nuit, pour énumérer les dangers de l’hérésie et dénoncer en pleine réunion les péchés de leurs ouailles. Les magistrats durent s’incliner, et les services continuèrent.

Quant aux ouailles, elles paraissent avoir apprécié diversement ce jet continu d’éloquence chrétienne. Nous lisons dans le journal de M. X qu’il assista par un jour sibérien à un service qui durera six heures, dans une église non chauffée, mais que, grâce aux charmes de la prédication, il ne sentit pas le froid — ce dont il loua Dieu. Par contre, une pauvresse du nom d’Ursula Cole avoua à une voisine qu’elle aimerait autant entendre miauler un chat que prêcher le révérend Shepard, blasphème pour lequel elle fut condamnée à payer une amende de 750 francs ou à être fouettée avec des verges. . .  Il est à craindre qu’elle fût fouettée.

Du reste, les révérends, pour faire accepter leur doctrine, disposaient des verges, des fers, du carcan, de la potence et du bûcher — et s’en servaient largement. Vous savez quelles furent les tortures infligées aux soi-disant « sorcières » — dont quelques-unes étaient de pauvres hystériques, d’autres des rebouteuses, comme « il s’en trouve encore dans vos campagnes, d’autres encore des membres de la Société des Amis, révoltées par la tyrannie du clergé et persuadées qu’elles recevraient des lumières directes du ciel. Dans un tel milieu, la délation sévissait, et les rancunes privées s’assouvissaient férocement sous la protection de l’Église.

Si un pareil régime avait pu se maintenir, les États-Unis ne seraient pas devenus le grand pays qu’ils sont aujourd’hui. Si j’ai insisté sur ce triste tableau, c’est parce que ces hommes de fer, ces femmes qui les égalaient en endurance stoïque ont formé le noyau dont notre civilisation est issue. Il s’est trouvé parmi eux, dès le début, quelques volontés aussi fortes, mais guidées par des cerveaux moins étroits, qui ont renversé les presbytères tout-puissants, qui ont créé des écoles et des universités, et qui ont ainsi émancipé la pensée. Cent ans plus tard, aux États-Unis, on jouait, on allait au théâtre, on assistait aux courses, on s’occupait de toilette, on dansait le passe-pied et la sarabande espagnole — et les pasteurs avaient abrégé leurs sermons. Mais les longs hivers de la Nouvelle-Angleterre, la peur des Peaux-Rouges, la crainte perpétuelle d’une mort violente et de la punition éternelle avaient laissé leur ombre dans l’âme américaine. On dansait, mais on dansait sur un volcan — le volcan de l’enfer presbytérien.

Tandis que la Nouvelle-Angleterre se développait ainsi péniblement, à travers mille angoisses, d’autres colons arrivés quelques années plus tôt prenaient possession de la vaste région qui s’étend actuellement entre le Nouveau-Mexique et la Pennsylvanie. Cette colonie de Virginie, ainsi nommée en l’honneur de la « reine Élisabeth, fut, à partir de 1620, directement rattachée à la couronne anglaise et divisée en grands domaines donnés à certains nobles et gentilshommes désireux de tenter leur fortune dans le Nouveau Monde. Le climat était doux, le pays fertile, et les nouvelles colonies — qui devinrent plus tard les États de Virginie, du Maryland, des deux Carolines, du Texas, du Kentucky et de Géorgie — prirent assez vite un grand essor économique. Sous le règne clément de l’Église anglicane, il s’y développa une société civilisée, en comparaison avec laquelle les coloniaux de la Nouvelle-Angleterre étaient comme des sauvages de l’âge de pierre ; mais, hélas, un beau jour un navire marchand hollandais aborda à la côte et débarqua parmi sa marchandise quelques nègres qui furent vendus avec le reste. 

De ce jour date l’esclavage aux États-Unis ; de ce jour date aussi la ruine commerciale et politique des États du Sud. Ces pauvres Africains ahuris arrivaient, comme les furies, apportant au Nouveau Monde les germes de la désagrégation et de la mort.

Vous savez que nous n’en sommes pas morts, et que cela ne nous a pas même désagrégés, mais notre immense fédération a traversé des moments bien périlleux, car l’esclavage a introduit aux États-Unis un des éléments qui, longtemps après, ont contribué à créer ce que je me permettrai d’appeler l’« étatisme » — c’est-à-dire le sentiment des droits individuels des États, en opposition avec le sentiment de cohésion nationale.

La lutte n’a éclaté que cent cinquante ans plus tard, au moment de notre guerre civile. Cette guerre a eu deux causes, l’une loin « taine et idéale, l’autre immédiate et pratique. La cause lointaine, c’était le désir de mettre fin à l’esclavage ; la cause immédiate, c’était la résolution de combattre les tendances séparatistes de certains États, qui s’arrogeaient le droit de se retirer de l’Union si leurs intérêts privés se trouvaient en conflit avec le sentiment national.

On m’a souvent demandé quelle était la différence entre nos deux grands partis politiques, les démocrates et les républicains. Ces désignations, soit dit entre parenthèses, datent de très tard, de peu de temps avant notre guerre civile, et ne correspondent en rien aux groupements politiques français ou anglais. On les assimile quelquefois aux libéraux et aux conservateurs, mais libéraux dans quel sens du mot, conservateurs de quoi ?

Dès le début, les colonies américaines, fondées par des gens de race ou d’idées différentes, et pour des raisons différentes, ont forcément été jalouses les unes des autres ; et la Révolution, qui les avait réunies un instant contre l’ennemi commun, ne supprima pas cette rivalité inévitable.

Or, qu’advint-il ? Qu’à chaque crise nationale il se trouve deux partis, l’un qui défendait les intérêts locaux, le libre-arbitre de chaque État, l’autre qui proclamait surtout, et à travers tout, qu’une« fédération d’États ne peut durer et se développer qu’à condition de placer au-dessus des intérêts locaux celui de la patrie commune.

« De ces deux partis, il est tout naturel qu’au début le premier fût représenté par les États du Sud, plongés dans le bien-être d’une existence quasi patriarcale et jaloux de ne pas être dérangés ; tandis que les colons des États du Nord — Pennsylvanie, New York et « Nouvelle-Angleterre —, qui avaient si chèrement acheté non seulement leur liberté mais leur vie même, comprirent plus vite la nécessité d’une unité vraiment nationale.

Oui — mais pourquoi, au moment de la guerre civile, les planteurs patriciens du Sud furent-ils appelés les démocrates, tandis que le Nord, plus plébéien dans ses idées, sinon dans ses origines, s’arrogea un nom où l’on devine — sans trop le comprendre — le désir de marquer une antithèse ?

Il est difficile de répondre à cette question en quelques mots ; pourtant je vais essayer. 

Pour les esprits novateurs du XVIIIe siècle, tout ce qui représentait l’Union fédérale représentait aussi la monarchie, les privilèges féodaux, la domination d’une Église nationale. Cette tradition antimonarchiste resta aussi vivante dans le Sud que dans le Nord, et l’on s’en servit plus d’une fois pour combattre toute tendance à une centralisation gouvernementale. Les États du Sud dirent donc, avec un semblant de justesse : « Vous parlez, vous, les gens du Nord, de représenter la République ? Mais c’est nous les vrais démocrates, puisque c’est nous qui défendons le droit de l’État, voire de l’individu, contre la menace d’une puissance centralisée ! » À quoi les nationalistes ne manquent pas de répondre, avec un sens plus profond des réalités : « Au contraire, c’est nous qui représentons la République, puisque c’est nous qui défendons la chose publique contre l’égoïsme des séparatistes, qui cherchent surtout à ne pas être lésés dans leurs intérêts privés. 

En somme, tout ce que l’on peut dire, c’est que, malgré toutes les déformations que le temps leur a fait subir, les désignations de « démocrate » et « républicain » représentent toujours deux « conceptions, ou plutôt deux influences, opposées : influence centrifuge qui fait que parfois la fédération tend à se désagréger sous le poids des intérêts étatiques en conflit ; influence centripète qui fait que, continuellement, ces intérêts se soumettent à la puissante attirance de l’idée fédérale, au sentiment de l’unité nationale.

Voilà une explication très sommaire — et bien incomplète — de ces deux termes. Les idées politiques des deux partis sont en opposition sur d’autres questions qu’il me serait impossible de vous indiquer aujourd’hui ; mais heureusement, aux heures de crise, il y a quelque chose qui les domine toujours : c’est le sentiment du patriotisme américain.

Vous en avez la preuve en ce moment-ci. Le Président Wilson, vous le savez, représente le Parti démocrate, qui a été hors du pouvoir depuis plus de vingt ans. En qualité de représentant de ce parti, plutôt méfiant à l’égard des alliances européennes et d’une politique d’intervention, M. Wilson devait forcément subir l’influence centrifuge de son milieu. Il devait hésiter à entrer en guerre, et, une fois entré, il devait s’attendre à être quelque peu contrecarré dans ses efforts par un parti désireux de voir notre immense pays poursuivre son développement pacifique sans se risquer dans l’inconnu d’une politique mondiale.

Eh bien, qu’est-il arrivé ? Vous le savez tous. Conscription générale, votée en deux jours, et acceptée sans un murmure. Militarisation des chemins de fer, rationnement des denrées et matières premières, accord avec le Parti travailliste, qui s’engage à ne pas entrer en grève pendant la guerre ; ensuite — mesure inouïe —, ordre à toutes les usines sauf celles qui travaillent pour la guerre de suspendre leur travail pendant cinq jours, afin d’activer l’envoi du charbon aux Alliés — ordre qui, du reste, doit être prochainement renouvelé. Enfin, depuis le 28 janvier, la nation entière a été mise au régime suivant :

Le lundi, fermeture de toute usine ne travaillant pas pour la guerre et de tous les bars et débits de vin ; défense de vendre de l’alcool, du pain et du blé sous toutes leurs formes.

Le mardi, jour sans viande. Fermeture de tous les théâtres et cinémas.

Le mercredi, ni pain ni farine.

Le samedi, pas de porc frais.

Les jeudi, vendredi et dimanche : un repas sans viande. Un repas sans pain blanc. 

Voilà notre record à ce jour. Pour une vague confédération formée de races différentes et d’intérêts souvent en conflit, c’est assurément un résultat surprenant. Moins surprenant pour nous, cependant, que pour nos alliés. Car nous savions tous, pour l’avoir éprouvé dans maintes crises de notre histoire, l’intensité du sentiment patriotique de notre pays. Notre histoire est bien courte, et elle est dominée par deux faits. En secouant le joug d’un gouvernement maladroit (mais non tyrannique, ainsi qu’on l’enseignait autrefois), nous avons acquis le libre essor qui a fait de nous une nation ; pour défendre l’intégrité de cette nation, nous avons donné le meilleur de notre sang, et nous nous sommes battus contre nos propres frères.

De tels souvenirs ne s’effacent pas. Nous pouvons être sûrs qu’ils reparaîtront toujours dès qu’il s’agit de défendre notre indépendance ou celle des autres pays menacés. C’est parce que nous « avons acheté notre liberté si cher que nous avons compris qu’il était de notre devoir de combattre pour celle de nos alliés.

Vous me direz : c’est très bien. Et nous comprenons qu’une nation homogène, avec une longue tradition de gloire et de luttes communes, puisse éprouver ce sentiment. Mais d’où vient-il dans un pays qui, selon les idées européennes, n’en est pas un, puisqu’il est perpétuellement renouvelé et modifié par le flot d’une immigration débordante ? 

Deux circonstances expliquent ce paradoxe. La première est purement fortuite ; c’est le fait de notre isolement géographique. Notre fierté nationale s’est développée sans entraves, comme une espèce zoologique dont aucune influence extérieure n’aurait modifié l’évolution. L’autre source de notre sentiment national me paraît être dans notre éducation primaire.

J’ai dit tout à l’heure que l’on avait renversé la tyrannie puritaine en fondant des écoles et des universités. Le respect de la culture a toujours été profond chez nous — quoique manifesté un peu naïvement —, et nous nous empressons d’apprendre à lire à tous les nouveaux citoyens qui nous arrivent. Je crois, si je ne me trompe, que c’est aux États-Unis que le nombre des illettrés est le plus faible.

Cette explication vous fera peut-être sourire. Certes, l’éducation primaire des pays démocratiques se prête à bien des critiques, mais je vous prie de remarquer que j’ai dit simplement : « Nous leur apprenons à lire. » Et que lisent-ils ? Des journaux, bien puérils, ma foi, par certains côtés, mais dont les articles politiques sont généralement bien faits — admirablement faits depuis la guerre — et qui s’attachent à développer chez le lecteur le sentiment de ses droits et de ses devoirs civiques. Ces droits, on en a parfois abusé — ces devoirs, on ne s’en souvient pas toujours. Eh oui ! Mais cela ne prouve pas que l’on n’y est pas attaché. Je me suis laissé dire qu’il y a des maris infidèles qui aiment tendrement la femme qu’ils délaissent, et ne souffriraient pas qu’un autre. . .  l’annexât.

Peut-être vous paraît-il quand même invraisemblable qu’un pays si éloigné de la guerre que le nôtre ait accepté d’y prendre part pour des raisons soi-disant idéales. J’avoue que ce mot m’effraie un peu : je ne suis pas toujours sûre de le comprendre. Et puis, quand il s’agit des déterminants de la conduite humaine, je ne crois pas à une cloison étanche entre les termes « idéal » et « pratique », « intéressé » et « désintéressé ».

Intéressés ? Certes nous le sommes — et au plus haut degré —, mais pas parce que nous voulons accaparer vos industries, ni prendre en paiement de notre concours un port de la Méditerranée — ainsi que le disent les Allemands. Non : la vraie raison, croyez-moi, c’est celle que m’a donnée un officier américain, touché, comme ils le sont tous, par l’accueil que vous leur faites, et navré de ne pas pouvoir vous le dire en français.

« Dites aux Français, m’a-t-il dit, dites-leur bien que nous ne voulons pas être remerciés d’être entrés en guerre. Expliquez-leur donc que nous savons tous qu’en combattant pour la France, c’est pour nous que nous nous battrons. »

Voilà, je crois, la vérité. Les plus intelligents le comprennent, tous le sentent obscurément. Et puis l’influence de l’ambiance est si profonde ; un peuple jeune, enthousiaste, subit si vite l’impulsion d’un exemple généreux.

Chez nous le sort réservé aux embusqués est bien pénible, et l’on m’en a rapporté maints témoignages amusants. Dans une ville de l’Est, où presque tous les hommes d’âge militaire s’étaient engagés sans attendre la conscription, il se trouvait un petit groupe de jeunes gens riches, exempts par l’âge ou pour une raison quelconque de la conscription, et qui ne s’étaient pas engagés. Étant « semés » par leurs camarades, ils firent bande à part, et un soir allèrent dîner ensemble au Golf Club, lieu de réunion élégant aux environs de la ville.

Le dîner commença, et l’on se mit à parler un peu haut des nigauds qui s’engageaient sans y être obligés. Soudain on s’aperçut que le service était arrêté et que tous les garçons avaient disparu. On sonna, tempêta, réclama l’intervention du maître d’hôtel. Il arriva.

« Eh bien, et notre dîner ? Que se passe-t-il donc ? 

« — Il se passe, Messieurs, que tous les garçons qui vous servaient sont mobilisables, et partent prochainement pour leur dépôt. Et ils ne veulent plus écouter des propos comme ceux que venez de tenir. Quant à moi, j’ai déjà mes deux fils à l’armée. . .  Alors, vous comprenez. . .  il vaudrait mieux que vous vous en alliez. . . »

Un des jeunes gens, qui se trouvait être du comité, le prit de très haut :

« Cela ne se passera pas ainsi. Vous serez tous renvoyés demain.

— Oh, non, Monsieur, puisqu’aucun de vous ne voudra que l’on raconte cette histoire. »

Et les jeunes gens rentrèrent sans avoir dîné. Voilà une autre anecdote que m’a rapportée un compatriote récemment arrivé, auquel je demandais : 

«  Eh bien, est-on vraiment emballé là-bas ? Et sait-on pourquoi on se bat ?

— Si on le sait ! Mais vous ne savez donc pas que, dans tous nos camps, nos soldats chantent déjà les chansons en l’honneur de Jeanne d’Arc ? »

Jeanne d’Arc ! On ne sait ni quand elle est née ni où elle a vécu ; on sait seulement que c’était une grande guerrière qui s’est battue pour la France — et alors on fait des chansons à sa gloire. Il paraît même que l’on ne connaît pas toujours son sexe car tout dernièrement, dans une grande ville de l’Est, ce même ami assistait à une représentation de scènes de tranchées donnée devant une salle bondée. Vers la fin, on annonça : « Statue de Jeanne d’Arc. » Immédiatement le public fut debout, trépignant d’enthousiasme, les yeux fixés sur le film, où parut soudainement un personnage musclé, de proportions héroïques, qui n’était autre que le duc Laurent de Médicis, assis sur sa tombe à Florence — le Penseroso de Michel-Ange.

Mon ami croyait qu’un fou rire allait saluer cette apparition ; mais pas du tout. La salle applaudit le duc à tout rompre, entonna La Marseillaise et hurla joyeusement : « Vive Jeanne d’Arc ! Vive la France ! Vive la guerre ! »

Voici enfin une troisième histoire. Vous savez que longtemps avant notre entrée en guerre, et afin de nous donner l’illusion d’être déjà des alliés, nous nous sommes volontairement imposé beaucoup de restrictions. Je voudrais vous en décrire une, dont la chute m’a paru plaisante.

Dans de nombreux grands restaurants de New York, le patron avait accepté de ne pas servir de pain blanc un jour de la semaine, « afin d’augmenter la quantité de blé envoyée en Belgique. Certains clients grognaient ; et à ces sybarites le maître d’hôtel présentait une carte qu’il leur priait de signer. Sur cette carte était imprimé : « Afin d’activer le ravitaillement de la Belgique, le restaurant X a pris l’engagement de ne pas servir de pain blanc les jeudis. Néanmoins, j’exige que l’on m’en donne. »

Naturellement, le client n’osait jamais signer ; et la Belgique en tirait profit.

Mesdames et Messieurs, vous voyez où j’ai voulu en venir en essayant de vous raconter nos origines. J’ai cherché surtout à vous faire comprendre pourquoi nos façons, nos habitudes, notre point de vue ne ressemblent pas toujours aux vôtres. Comment en serait-il autrement ?

Songez que pendant que vous construisiez Versailles nous abattions des forêts vierges ; que pendant que Descartes écrivait le Discours de la méthode nos érudits composaient des bouquins sur la démonologie ; que pendant que les comédiens du Roi jouaient Tartuffe et L’École des maris les paroissiennes du révérend Shepard étaient battues avec des verges pour avoir critiqué ses sermons, et les maris du Connecticut frappés d’une forte amende s’ils embrassaient leur femme le dimanche.

Songez que, pendant que saint Vincent de Paul prêchait la mansuétude envers les malheureux, le clergé de Massachusetts brûlait et torturait à qui mieux mieux. Songez que, pendant que vos arrière-grands-pères formaient leurs manières dans la ruelle de Mme de Rambouillet et les beaux salons peints de l’hôtel de Sévigné, les nôtres, dans des huttes de trappeurs cernées de bêtes fauves, s’appliquaient à devenir à la fois des laboureurs et des négociants, des forgerons et des avocats, des marchands de pelleteries et des professeurs de rhétorique. 

Entre ces deux passés, l’un improvisé de toutes pièces, l’autre s’appuyant sur une longue tradition de culture, aucun point de ressemblance ; et, cependant, de deux atavismes si différents sont issus les deux sentiments qui ont jadis réuni nos deux pays, et qui les réunissent aujourd’hui : le culte de la liberté, l’amour pour la patrie.

Depuis que notre affreuse guerre civile a fait de nous une nation, jamais le torrent de l’immigration n’a noyé chez nous ces deux sentiments ; et peut-être faut-il en chercher une des causes dans le puissant instrument qui a forgé nos arrière-grands-parents lorsqu’ils élaborèrent notre Constitution. 

Vous vous rappelez le mot si profond de Lincoln, au début de notre guerre civile : « Il est douteux qu’une démocratie puisse conduire à bonne fin une grande guerre… » Oui, elle le peut, si les auteurs de sa Constitution ont eu assez de courage pour décréter que, dès que la patrie est en danger, tous les pouvoirs seront réunis dans les mains du chef de l’État, et si l’éducation politique du peuple est suffisamment avancée pour qu’il accepte cette autocratie provisoire sans être hanté par le spectre d’une dictature permanente.

Voilà notre situation, et voilà pourquoi vous nous voyez aujourd’hui à vos côtés.

J’ai essayé, en vous racontant nos origines, de vous expliquer pourquoi l’amour de la patrie est si fortement enraciné dans un peuple aussi mélangé que le nôtre, aussi préoccupé par des intérêts matériels, et si peu exposé aux agressions ennemies qui entretiennent l’amour du pays.

Le temps me manque pour vous parler de l’Amérique nouvelle, de la conquête de l’Ouest, la découverte de l’or, le développement de l’industrie, le magnifique relèvement économique et moral des États du Sud après la guerre civile. Permettez-moi, cependant, d’ajouter un mot sur cette patrie plus grande « — la Société des Nations — dont le Président Wilson nous a parlé.

Je sais que parmi nos alliés on a été, un instant, un peu effarouché par cette idée, dont on parle souvent comme d’une vision irréalisable.

Une vision, soit : mais pourquoi irréalisable ? Je suis de ceux que les grandes ambitions n’effraient pas. Je crois que tout jeune romancier doit rêver de devenir un Balzac ou un Stendhal, que le peintre débutant doit aspirer à égaler Velasquez ou Rembrandt, et je ne sache pas que saint Augustin ait moins bien administré son diocèse pour avoir fait le rêve sublime de la cité de Dieu.

Si les hommes des cavernes avaient été des gens prudents et réfléchis, soyez sûrs que nous habiterions encore dans des cavernes. Heureusement ils ont senti le besoin d’un peu plus de bien-être et de sécurité, et ils se sont rendu compte que pour l’atteindre il fallait s’entendre avec le voisin. L’accord entre les gens de bien ayant des intérêts communs — voilà tout simplement d’où est sorti le rêve de la Société des Nations —, et je n’ai pas peur des visions utopistes qui ont les pieds solidement plantés dans la réalité. Jadis, les voisins s’entretuaient dans «  les rues, ensuite on se battait entre villages, puis entre villes, et chaque progrès vers l’accord a été combattu comme une vision chimérique. Les myopes ont toujours appelé mirage le lointain qu’ils ne voyaient pas.

Vision, la Ligue des Nations ? Pour le moment, oui. Conception opposée au sentiment national et patriotique ? Non — mille fois non ! Pas plus que la liberté religieuse, que la liberté de la presse, que toutes les libertés que, peu à peu, et à quel prix, l’homme a péniblement conquises pour ses petits-fils.

Nous sommes un peuple jeune, et il faut laisser aux jeunes leurs longues visions et leurs ambitions sans bornes. En attendant, nous nous rendons compte aussi nettement que vous que, avant de rêver de la fin des guerres, il faut en finir avec celle-ci, et que le seul moyen de le faire, c’est celui que l’on pratique sur votre front. 

 

 

Source: La Revue hébdomadaire, 2 March 1918, pp. 5-28.