Guerre contre la Société actuelle
29 Octubre, 1904 — Meeting de protestation contre la célébration du Centenaire du Code Civil
Citoyens,
Citoyennes,
À l’heure où les puissants, les hauts placés, les parasites, auxquels se sont jointes peut être quelques malheureuses dupes, aveuglées, hypnotisées par les oripeaux brillants dont se pare encore le cadavre d’une Société pourrie, à l’heure, dis-je, où les oppresseurs, sous les yeux mêmes des opprimés, ont l’impudence, le cynisme, de célébrer ouvertement le Code infâme dont ils vivent ou qui protègent leurs attentats. . . , nous avons jugé, nous les victimes, qu’il ne convenait pas de garder le silence devant un affront si sanglant; que jamais occasion plus belle ne s’offrirait de crier nos douleurs. . . ; et nous nous sommes levées, nous toutes, les femmes de toutes les classes — que l’injustice et la souffrance ont faites sœurs et solidaires – nous toutes, les enchaînées, nous toutes les sacrifiées. . . ., nous nous sommes levées menaçantes, contre la Loi exécrable et maudite; et la clameur de nos révoltes montera plus haut que la fumée de vos encens, adorateurs malfaisants ou stupide de ce monument d’infamie.
Notre distinguée Présidente vous a dit excellemment, en un exposé large et clair, tout ce qui nous gêne et nous blesse dans l’organisation incohérente à laquelle nous n’avons jamais apporté notre concours.
Il en ressort que toutes les femmes — dans quelque situation que le hasard les ait fait naître — ont intérêt à ce bouleversement profond.
Il n’y a point chez nous de « classes dirigeantes », il n’y a point de « classes privilégiées ».
Toutes nous pouvons partir en guerre contre la Société actuelle, car, toutes, nous sommes, de par ses lois, plus ou moins spoliées et meurtries, et violentées dans notre corps, notre cœur et notre conscience: grandes dames, maltraitées par quelque brute princière ; bourgeoises dépouillées de leurs biens; travailleuses frustrées de leur maigre salaire; femmes actives, intelligentes, désireuses de dépenser les ressources de leur cerveau, d’épanouir pleinement leur personnalité, et qui voient, devant elles, se fermer tant de portes et tant d’obstacles se dresser; femmes fières, à qui répugnent le rôle d’ « entretenues », qui souffrent de ne pouvoir se suffire à elles-mêmes, et d’implorer chaque jour leur subsistance de quelque « protecteur » — légal ou illégal — qui souvent fait payer bien cher sa protection; mères, enfin, oh! surtout mères, nobles ouvrières de la vie, que la Société ingrate méconnaît et avilit, bien qu’elle ose leur demander de multiplier leurs peines et de travailler pour elle sans relâche et sans repos!
Eh c’est là, citoyennes, mes sœurs, c’est là l’iniquité suprême, entre tant d’autres iniquités !
Le plus odieux, dans la situation qui vous est faite, c’est qu’on invoque contre nous ce qui devrait plaider pour nous, c’est qu’on voie un obstacle à notre relèvement, un prétexte à nous abreuver d’amertume et d’humiliation, dans cette fonction maternelle, cette fonction terrible et sublime, qui devrait nous assurer, au contraire, tous les respects et toutes les sollicitudes !…
On ne trouve pas d’honneurs trop grands ni de paroles trop élogieuses pour les « braves », mutilés sur le champ de bataille.
Mais sur notre champ de bataille à nous, mères, il n’y a pas de gloire à recueillir.
La Société soi-disant civilisée a placé l’œuvre de mort au-dessus de l’œuvre de vie, en réservant, par une incroyable aberration, ses hommages au soldat destructeur, sa dédaigneuse indifférence à la femme créatrice.! …
Et lorsque — révoltées d’une telle injustice – au nom même de nos devoirs, nous osons réclamer des droits. . . , on nous répond en haussant les épaules: Des droits?
Qu’en ferais-tu, ô femme! . . . . As-tu besoin d’avoir des droits? . . . Accomplis sans murmure la seule besogne qui te convienne, la besogne qui est ton unique raison d’être. Fais-nous des citoyens et fais-nous des soldats; enfante, enfante sans relâche; flétris ta grâce et use ta santé en de continuelles gestations.
Va ! Souffre et peine; pleure et gémis; subis ton destin de martyre; . . . mais ne compte pas que l’on t’en saura gré; n’espère pas de récompense.
Mariée. . ., ton enfant restera la propriété de son père, de l’heureux père dont toute la tâche s’est bornée, dans l’oeuvre commune, à quelques instants de plaisir; et toi, la créatrice, douloureuse et meurtrie, qui l’a payé de ton sang, des te larmes . . ., tu n’existeras pas, tu ne compteras pas!
Dans le mariage, annihilée comme mère, tu dois l’être également comme mère.
Fille-mère, au contraire, tu seras seule à supporter le poids de ce que les hypocrisies bourgeoises appelleront avec mépris ta « faute ». Et ce ne sera pas assez, pour l’expier, des tortures physiques qui constituent pour toi, femme, une sorte de rançon de l’amour; ce ne sera pas assez que tu aies subi-auvre fille! — toute seule dans ta mansarde, sans aide, sans soins, sans un mot d’amour qui console, sans un serrement de mains qui réconforte, le « supplice sacré » des mères!. . .
Non! . . . la Société, gardienne de la « morale », viendra y ajouter tous ses raffinements.
Elle te réserve, pour te mieux châtier, l’abandon, le mépris, la misère; l’impossibilité de te refaire par le travail une vie heureuse et libre, l’impossibilité même d’obtenir un secours quelconque; l’obligation enfin de faire ton triste choix entre le suicide et la prostitution! . . . Et, si alors affolée, désespérée, lasse de souffrir, tu supprimes ce petit être que tu aurais tant voulu pouvoir aimer. . ., elle trouvera peut-être des juges pour t’envoyer finir, dans l’ombre des cachots, ta misérable existence de « paria »!!
Ah ! n’est-ce pas, citoyennes, mes sœurs, n’est-ce pas, femmes affranchies, conscientes, vous toutes qui êtes venues ce soir joindre vos protestations aux nôtres, n’est-ce pas qu’il faut qu’une femme soit mère pour être vraiment révoltée? Qu’il faut qu’elle ait vécu toute sa vie de femme, qu’elle sache ce qu’il y a dans ce rôle sublime, de douleur et de sacrifice, pour bien comprendre ce qui lui est dû, pour bien mesurer l’ingratitude de l’homme, et pour se dresser, de toute sa hauteur en face des dogmes et des codes, en face des Eglises qui l’insultent et des institutions sociales qui l’écrasent!!
Mais prend garde, ô Société! Le jour viendra, n’en doute pas — il est déjà venu pour quelques-unes — où l’éternelle opprimée sera lasse de porter en son flan douloureux des fils à qui, plus tard, tu apprendras à mépriser leurs mères; ou des filles destinées, hélas ! à la même vie de sacrifice et d’humiliations! … le jour où nous te refuserons, ogresse, ta ration de « chair à canon », de chair à travail et à souffrances! …le jour, enfin, où nous aurons n’être mères qu’à notre gré, lorsque nous l’aurons résolu après mûre réflexion, que nous aurons de bonnes raisons pour vouloir le devenir, et, surtout, lorsque nous serons bien certaines de pouvoir faire de nos enfants des êtres assez forts pour qu’ils ne soient pas tes victimes et assez révoltés contre toi pour que tu n’aies en aucune façon à te louer de nos enfantements.
Citoyens et citoyennes, à l’heure actuelle, de tous côtés, dans les journaux et dans les Parlements, dans toutes les réunions, officielles ou privées, une question se pose, s’agite, alimentant toutes les discussions: c’est la Séparation de l’Eglise et de l’Etat.
La plupart des hommes d’avant-garde s’intéressent passionnément et donnent le meilleur de leurs forces à la grande bataille religieuse. Libre-penseuses, nous sommes avec eux de tout cœur. Ce qu’ils font est très bien. . ., mais ce n’est pas assez.
Nous que les deux antagonistes, que l’Eglise et l’Etat oppriment au même degré; et qui voulons, en tuant la première, faire disparaître du second tout ce qui s’est inspiré d’elle et a subi son influence ; nous qui rêvons la mort de tous les dogmes, sociaux autant que religieux, pour édifier sur leurs ruines un monde d’harmonie, de paix et de beauté. . . nous réclamons, avec l’abolition du Concordat, l’abolition du Code civil,les deux œuvres su monstre impérial, du grand assassin couronné, vers qui monte, formidable, pour l’arracher du piédestal où le placèrent la sottise et l’ignominie des foules, le grand flot de nos haines saintes, implacables et libératrices!
Source: Paroles de Combat et d’Espoir, Discours Choisis” par Nelly Roussel (Éditions de l’Avenir Social. Epône, S.-et-O. 1919), pp. 17-21.